Dans deux arrêts en date du 14 mai 2020 (n° 19-16.278 et 19-16.279), joints sous un seul numéro de pourvoi, la troisième chambre civile de la Cour de cassation rappelle que le juge doit faire observer le principe de la contradiction, conformément aux dispositions de l’article 16 du Code de procédure civile. Il en résulte que, hormis les cas où la loi en dispose autrement, le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties.
Un client refuse de régler le solde du marché de réfection d’un escalier extérieur qu’il avait confié à une entreprise. Le chantier est interrompu. L’assureur de l’entreprise diligente alors une expertise, en présence des parties. Il conclut à l’absence de malfaçons et donne ainsi tort au client.
Ce même client décide de faire réaliser une nouvelle expertise extra-judiciaire, à laquelle l’entreprise et son assureur sont également convoqués. Au contraire de la première expertise amiable, les conclusions de cette seconde expertise se tournent vers la nécessité de réaliser des travaux de reprise. Le client saisit donc la juridiction sur la base de ce rapport d’expertise amiable et forme opposition parallèlement à une ordonnance qui lui enjoint de payer 1 810,50 € au titre du solde du marché, tout en sollicitant réparation des désordres.
Le tribunal d’instance de Dijon est saisi de l’affaire. Les juges de première instance condamnent l’entreprise à verser une somme d’argent au client au titre des malfaçons. L’entreprise conteste cette condamnation, et soutient « que le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties, et ce peu important qu’elle l’ait été en présence des parties ».
Commentaire
La Cour de cassation considère qu’en fondant exclusivement sa décision sur le rapport d’expertise amiable produit par le client et réalisé à sa demande, le tribunal d’instance a violé les articles 16 du Code de procédure civile et 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Elle infirme la position des juges du fond au visa de l’article 16 du Code de procédure civile, qui prévoit que le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction. La Haute juridiction indique qu’il en résulte que « hormis les cas où la loi en dispose autrement, le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties, peu important qu’elle l’ait été en présence de celles-ci ».
Au demeurant, la Cour de cassation a pu déjà affirmer, dans un précédent arrêt (Cass. Ch. Mixte, 28 septembre 2012, pourvoi 11-18.710) qu’une décision de justice ne pouvait effectivement être rendue sur la base unique d’un rapport d’expertise non contradictoire établi à l’initiative d’une seule des parties.
« Mais attendu que si le juge ne peut refuser d’examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l’une des parties. »
Cette décision ne visait pas alors expressément le cas de l’expertise amiable contradictoire. La Cour de cassation considérait donc, et d’une manière assez logique, par cet arrêt, qu’un rapport d’expertise rendu aux termes d’une expertise non contradictoire et réalisée à la demande d’une des parties ne pouvait constituer l’unique preuve sur laquelle les juges devaient prendre leur décision.
Par les deux arrêts du 14 mai 2020, la Cour de cassation vient compléter et réaffirmer cette position, puisque, même lorsque le rapport d’une expertise amiable contradictoire est versé aux débats et se retrouve donc soumis au contradictoire des parties, cela ne suffit pas. Les juges ne doivent pas se contenter de cette unique pièce. Ils doivent impérativement rendre leur décision en considérant d’autres éléments de preuve. En d’autres termes, la Cour de cassation estime qu’un rapport d’expertise amiable ne peut servir de fondement exclusif à une action en justice, même s’il a pu être débattu entre les parties.
Ceci se comprend d’autant plus lorsque deux rapports d’expertise amiables sont produits dans le cadre d’un même litige, et contiennent des conclusions radicalement opposées, tel que c’est le cas en l’espèce.
Conclusion
Il importe peu que la partie adverse ait été régulièrement convoquée et ait participé aux réunions d’expertise amiable. Le juge a l’obligation de s’appuyer sur d’autres éléments du dossier pour fonder sa décision, contrairement à un rapport d’expertise judiciaire qui, dans la plupart des cas, se suffit à lui-même.
En cas de dommage ou de litige, solliciter de son assureur l’organisation d’une expertise amiable est l’un des premiers réflexes auquel on a recours, et reste évidemment conseillé dans un certain nombre de cas (dégât des eaux, malfaçons, incendie…). Le rapport d’expertise amiable permet d’identifier rapidement les causes du dommage dans la plupart des dossiers, et d’obtenir ainsi une estimation du montant des dommages.
Toutefois, ce seul rapport amiable ne suffira pas. Dès lors qu’un expert intervient dans le cadre d’une expertise amiable, qu’elle soit contradictoire ou non contradictoire, son rapport, s’il n’est pas appuyé par d’autres éléments de preuve, ne pourra servir à fonder une éventuelle responsabilité.
Il sera donc nécessaire de saisir le juge des référés afin qu’il désigne un expert judicaire pour l’établissement d’un rapport d’expertise qui pourra, quant à lui, se suffire à lui-même pour engager la responsabilité du cocontractant ou de toute autre partie.
Le rapport d’expertise amiable sera un moyen de preuve supplémentaire qui pourra, non seulement, appuyer la demande de désignation d’un expert judiciaire, mais également soutenir les conclusions de ce dernier.
Il faut comprendre au travers de cet arrêt de la Cour de cassation du 14 mai 2020 que le recours à un expert judiciaire, qui s’avérait jusqu’alors optionnel, devient finalement une obligation ou un recours très fortement conseillé.